Préface

C’est toujours avec fierté que nous apprenons que le codéveloppement est apprécié et utilisé par de nouveaux collègues. Cette approche, développée au Québec dans les années ’80, a pris une forme bien définie et a été diffusée grâce à la publication de notre livre en 1997. C’est bien sûr au Québec qu’elle s’est répandue, d’abord dans le secteur de la santé et des services sociaux, puis peu à peu dans plusieurs autres secteurs de la société québécoise.

 

Nous savons que plusieurs personnes ont intégré cette pratique à la leur, autant en Amérique qu’en Europe, particulièrement en France et en Suisse. Depuis 2004, avec un enthousiasme contagieux, Anne Hoffner, Dominique Delaunay et Jean Beaujouan ont déployé le codéveloppement professionnel dans plusieurs organisations. Très rapidement, ils créaient l’AFCODEV et se donnaient la mission de faire connaître l’approche en Europe. Et voilà qu’aujourd’hui un nouveau livre vient s’ajouter aux publications sur le codéveloppement.

 

Vu du Québec, il nous importe de souligner le fait que ce livre a été conçu et écrit par des « Français ». Les multiples relations d’amitié entre la France et le Québec ne doivent pas nous faire oublier les importantes différences qui distinguent nos deux sociétés. Ce n’est pas qu’une question d’accent : nos deux sociétés sont profondément différentes. Si nous utilisions la formule un peu abusive — « nous parlons la même langue, mais pas le même langage », — ce serait pour souligner le fait que l’histoire, les institutions, les traditions, les habitudes, voire certaines valeurs imposent un certain travail d’adaptation, de reformulation, de traduction, non pas tellement au niveau du vocabulaire (quelquefois indispensable bien sûr), mais au niveau des références au contexte dans lequel s’inscrit un ensemble conceptuel comme le codéveloppement.

 

Spécifiquement la relation à l’autorité et à ceux qui détiennent le savoir, ce qui marque la vision de l’éducation et le type d’interaction entre ceux qui forment et ceux qui apprennent, nous apparaissent importantes. Ces différences pouvaient laisser présumer que le codéveloppement ne pourrait pas trouver un terrain fertile en France parce qu’il a un caractère trop pragmatique, trop direct, pas assez sophistiqué au plan conceptuel ou, d’un point de vue québécois, parce que les Français préfèrent les grandes idées, les débats abstraits, l’analyse jusqu’à la psychanalyse, refusent de s’engager dans des échanges très personnels, ne sont pas portés vers les résultats concrets Le travail de Anne Hoffner et Dominique Delaunay démontre au contraire que cette implantation est non seulement possible, mais réussie, avec complexité et simplicité à la fois.

 

Si quelqu’un comparait notre livre à celui-ci, il découvrirait non seulement des différences dues à nos deux sociétés, mais aussi à l’appropriation spécifique des deux auteurs qui ont une pratique professionnelle particulière et qui interviennent dans des organisations aux exigences idiosyncrasiques (c’est à dire relatives au comportement spécifique de chacune). Tout cela produit une façon de comprendre et de pratiquer le codéveloppement très intéressante parce que cela met en relief différentes facettes de l’approche et en explore de nouvelles.

 

Dès l’introduction, le ton du livre est donné. Par exemple, « Une séance typique » raconte le déroulement d’une consultation avec une ouverture et une sincérité qui caractérisent tout le livre. Nous reconnaissons ici une expérience très riche, bien documentée et racontée de façon captivante.

 

La première partie présente l’histoire et les grandes lignes de l’approche, et la deuxième partie, à l’aide d’un grand nombre de témoignages et de récits d’expériences, fait voir comment elle a été reçue par les participants et comment elle répond à leurs besoins. Les lecteurs seront sensibles à la quantité et à la qualité des situations rapportées et analysées qui illustrent l’importance de penser « concret », de se préoccuper des résultats, mais aussi du vécu des personnes. D’autre part, avant l’approfondissement en troisième partie, ils découvriront déjà plusieurs subtilités des rôles proposés par l’approche. Nous l’avons souvent répété : le codéveloppement est une approche à première vue assez simple, mais très subtile quand on y regarde de plus près. C’est ce qu’expriment très bien les auteurs : « Bien sûr, c’est une méthode de résolution de problème, mais, aussi et surtout, une méthode de développement professionnel. »

 

La troisième partie a attiré notre attention sur quelques points. Dans notre propre pratique, nous nous assurons que les consultants saisissent bien le contexte et la demande du client avant d’amorcer les échanges de l’ordre du questionnement exploratoire. Nous demeurons factuels et dans une perspective de clarification. Ceci est pour nous un préalable à l’établissement d’un contrat de consultation qui sera suivi par une démarche plus réflexive et interactive. Il nous semble que nos collègues français insistent moins sur cette distinction et permettent des échanges plus libres.

 

Par ailleurs, ils accordent aussi une grande attention à l’étape du contrat (étape 3). La négociation du contrat est valorisée et on s’assure d’une grande clarté à cette étape entre tous les participants. Nous sentons que le groupe, davantage que dans notre pratique, participe à la détermination du mandat de consultation. Cela nous interpelle et nous, praticiens québécois, aurons intérêt à nous inspirer de ces façons de faire. Autre différence, alors que nous amorçons des cycles de rencontres qui peuvent s’étendre sur une année (et souvent davantage), les interventions auxquelles on réfère ici nous semblent de plus courte durée. Cependant, certains cas évoquent une intensité remarquable et le fait de réserver une demi-journée à une seule séquence de consultation encourage cet approfondissement. Finalement, il nous semble qu’ils insistent peut-être moins que nous sur l’évaluation de la rencontre. Il est clair que ce point n’est pas facile, car il peut ouvrir sur beaucoup d’aspects du fonctionnement du groupe et des personnes présentes ; l’évaluation est souvent coincée entre la superficialité (banalités) et l’ouverture à un approfondissement risqué en termes d’engagement des personnes et de temps à lui consacrer.

 

Finalement, la quatrième partie — Interventions en entreprises —intéressera vivement les praticiens québécois, car, lors de la publication de notre livre et même du numéro spécial de la revue Interactions en 2001, cette dimension était peu développée dans nos pratiques. Cette partie fait voir des dimensions de l’approche que nous ne soupçonnions pas en 1997. C’est un apport important de ce livre. Cette approche nous interpelle très certainement dans le respect de la confidentialité des échanges entre les participants, appréciée par eux pour créer un climat de confiance. La rencontre entre le codéveloppement professionnel et le développement organisationnel constitue une contrée très riche à explorer.

 

Peu importe ces minimes différences, l’essentiel de la démarche structurée qui conjugue action, réflexion et interaction ressemble à la nôtre et offre une appropriation et une adaptation très pertinentes.

 

L’intérêt de ce livre pour les québécois qui connaissent le codéveloppement est double. Premièrement, découvrir de nouvelles façons de nommer des réalités qu’ils connaissent sous d’autres appellations; ces reformulations, ces traductions génèrent des apprentissages intéressants. Deuxièmement, découvrir de nouvelles façons de faire : quelquefois ces nouveautés pratiques se logent dans les nuances et d’autres fois elles sont plus marquées, mais toujours elles enrichissent la réflexion vers l’objectif ultime de nos efforts communs : aider des praticiens à améliorer leur pratique.

 

Pour conclure, nous nous faisons un devoir de souligner l’enthousiasme, l’audace et la très grande intégrité de Anne Hoffner et de Dominique Delaunay dans leurs efforts continus depuis plus de six ans pour adapter l’approche du codéveloppement au contexte français et pour faire en sorte qu’un très grand nombre d’individus et d’organisations puissent l’utiliser judicieusement dans le respect des personnes. Voilà une belle célébration du partage des savoirs et des expertises que nous facilitons tous chez nos participants et que nous associons à une intelligence collective. Longue vie au codéveloppement professionnel en France et en Europe et à sa complicité avec le Québec!

Adrien Payette et Claude Champagne